2025-01-29
Régulièrement, je me réveille la nuit avec une boule dans le ventre et une bouffée de panique à l’idée que je n’ai pas étudié mon examen à l’université. Cela fait 20 ans que je n’ai plus passé d’examen et pourtant j’en suis encore traumatisé.
Du coup, j’essaye de proposer à mes étudiants un examen le moins stressant possible. Si un étudiant n’est vraiment nulle part, je profite de l’adrénaline inhérente à un examen pour tenter de lui inculquer les concepts. Parfois, je demande à un étudiant d’enseigner la matière à l’autre. J’impose toute de même certaines règles vestimentaires : la cravate est interdite, mais tout le reste est encouragé. J’ai déjà eu des étudiants en peignoir, un étudiant en costume traditionnel de son pays, et toujours insurpassé, une étudiante en costume complet de Minnie (avec les oreilles, le maquillage, les chaussures, la totale !). Cette année j’ai eu droit… à une banane !
=> Un étudiant passe son examen déguisé en banane.
J’encourage également les étudiants à venir avec leur propre sujet d’examen.
Un de mes étudiants m’a proposé cet article qui compare Google avec l’East India Company qui, comme tous les empires, a fini par s’écrouler sous son propre poids. J’aime l’analogie et la morale : on ne gagne le pouvoir qu’en se faisant des ennemis. C’est lorsqu’on croit avoir le plus de pouvoirs qu’on a le plus d’ennemis qui n’ont rien à perdre et qui veulent se venger. Trump, Facebook, Google. Ils sont au sommet. Mais chaque jour les rangs des rebelles sont étoffés par ceux qui ont cru que leur allégeance et leur soumission leur offriraient une fraction de pouvoir ou de richesse avant d’être déçus. Car le pouvoir absolu ne se partage pas. Il ne se partage, par définition, jamais.
=> Google Is Now the East India Company of the Internet (substack.com)
Bon, l’article est fort naïf sur certains aspects. Il dit par exemple qu’AT&T n’a pas exploité sa position dominante parce qu’il suivait une certaine éthique. C’est faux. AT&T n’a pas exploité sa position dominante tout simplement parce que l’entreprise était sous la menace d’un procès pour abus de position dominante. La crainte du procès est ce qui a permis le succès d’UNIX (développé par AT&T) et d’Internet. Lorsque IBM a commencé à avoir une position dominante dans le marché informatique naissant, la crainte d’un procès est ce qui a permis la standardisation du PC que l’on connait aujourd’hui et ce qui a permis l’apparition de l’industrie logicielle où s’est engouffrée Microsoft.
Mais je vous ai déjà raconté cette histoire :
=> L’histoire du logiciel : entre collaboration et confiscation des libertés (ploum.net)
Malheureusement, tout change dans les années 1980 avec la présidence de Reagan (le Trump de l’époque). Ses conseillers instaurent l’idée que les monopoles ne sont finalement pas si nocifs, ils sont même plutôt bons pour l’économie (surtout les économies des politiciens qui ont des actions dans ces monopoles). Du coup, on va beaucoup moins les poursuivre, voire les encourager. De là les succès de Microsoft, Google et Facebook qui, malgré les procès, n’ont pas été scindés ni n’ont jamais dû adapter leurs pratiques.
=> La terrifiante hégémonie des monopoles (ploum.net)
Si vous lisez ceci, ça vous parait sans doute absurde : comment peut-on justifier que les monopoles ne sont pas nocifs juste pour enrichir les politiciens ? Quelle astuce utiliser ?
Le secret ? Il n’y a pas d’astuce. Pas besoin de se justifier. Il suffit de le faire. Et pour tous les aspects pratiques de n’importe quelle loi, aussi absurde et injuste soit-elle, il suffit de se passer des fonctionnaires scrupuleux et de tout faire faire par des cabinets de consultance. Enfin, surtout un : McKinsey.
Étudiant, j’ai participé à une soirée d’embauche de McKinsey. Bon, je n’avais pas trop d’espoir, car ils annonçaient ne prendre que celleux avec les meilleurs points (ce dont j’étais loin), mais je me suis dit qu’on ne savait jamais. Je n’avais aucune idée de ce qu’était McKinsey ni de ce qu’ils faisaient, je savais juste que c’était une sorte de Graal vu qu’ils ne prenaient que les meilleurs.
Assis dans un auditoire, j’ai assisté à la présentation de « cas » réels. Une employée de McKinsey, qui a annoncé avoir fait les mêmes études que moi quelques années auparavant (mais avec de bien meilleurs résultats), a présenté son travail. Il s’agissait de réaliser la fusion de deux entités dont les noms avaient été cachés. Sur l’écran s’affichait des colonnes de « ressources » pour chaque entité puis comment la fusion permettait d’économiser les ressources.
J’étais d’abord un peu perdu dans le jargon. J’ai posé quelques questions et finis par comprendre que les « ressources » étaient des employé·e·s. Que ce que je voyais était avant tout un plan de licenciement brutal. J’ai interrompu la présentation pour demander comment étaient pris en compte les aspects éthiques. J’ai eu droit à une réponse standard comme quoi « l’éthique était primordiale chez McKinsey, qu’ils suivaient des règles strictes ». J’ai insisté, j’ai creusé. Parmi la cinquantaine d’étudiants participants, j’étais le seul à prendre la parole, j’étais le seul à m’étonner (j’en ai discuté après avec d’autres, personne ne semblait avoir vu le problème). J’ai demandé à la présentatrice de me donner un exemple d’une des fameuses règles de l’éthique McKinsey. Et j’ai obtenu cette réponse qui est restée gravée dans ma mémoire : « Un consultant McKinsey doit toujours favoriser l’intérêt de son client, quoi qu’il arrive ».
Après la présentation, je suis allé trouver la consultante en question. Autour d’un petit four, j’ai insisté une fois de plus sur l’éthique. Elle m’a ressorti le même blabla. Je lui ai alors dit que je ne parlais pas de ça. Que toutes ses colonnes de chiffres étaient des personnes qui allaient perdre leur emploi, que la fusion allait avoir un impact économique important sur des milliers de familles et que je me demandais comment cet aspect était envisagé.
Elle a ouvert la bouche. Son visage s’est décomposé. Et la brillante ingénieure qui avait réussi les études les plus difficiles avec les meilleurs points m’a répondu :
« Je n’avais jamais pensé à ça… »
Même les personnes soi-disant les plus intelligentes ne pensent pas. Elles obéissent. « Ne recruter que les meilleurs » n’était pas une technique de recrutement, mais bien une manière de créer un élitisme de façade qui empêchait les heureux élus de se poser des questions.
À mon examen, j’ai eu une étudiante particulièrement brillante. Je lui ai dit que, vu sa compréhension hyper fine, j’attendais d’elle qu’elle questionne plus les choses, qu’elle réagisse surtout face à d’autres, moins brillants, mais plus sûrs d’eux. Elle est clairement plus intelligente que moi alors pourquoi n’intervient-elle pas pour me signaler lorsque je suis incohérent ? Le monde a besoin de gens intelligents qui posent des questions. Elle s’est défendue : « Mais on m’a toujours appris à faire le contraire ! ».
Dans un très bon article, Garrison Lovely revient sur la stratégie de McKinsey.
Le fait que les personnes qui avaient participé à une manifestation contre Trump soient ensuite des pièces centrales [en temps que consultants McKinsey] de sa politique de déportation est, en un sens, tout ce qu’il faut savoir.
McKinsey exécute, ne fait pas de politique
L’auteur interroge sur ce qui aurait empêché McKinsey d’optimiser la fourniture de fils barbelés des camps de concentration. La réponse tombe : "McKinsey a des valeurs". Des valeurs qui sont enseignées et répétées lors des "Values Days". 20 ans après ma propre expérience d’une soirée McKinsey, rien n’a changé.
=> Confessions of a McKinsey Whistleblower (www.thenation.com)
Le problème des gens bons et subtils, c’est qu’ils n’arrivent pas à imaginer que l’arnaque est fondamentalement malhonnête et pas subtile.
Ils cherchent à comprendre, à expliquer, à justifier.
Il n’y a rien à comprendre : le malhonnête cherche son profit de manière directe et non subtile. C’est tellement évident que même les plus subtils laissent passer en se disant que ça cache « autre chose ».
Je vois passer des messages qui disent que Trump ou Musk font des choses illégales. Qu’ils ne respectent pas les règles.
Ben justement. C’est le principe.
Que Trump ne peut décemment pas avoir triché aux élections parce que « quelqu’un » se serait opposé. Quelqu’un ? Mais qui ? Ceux qui obéissent à leurs chefs sans poser de questions parce que c’est leur boulot ? Ceux qui ont peur de perdre leur place et qui préfèrent ménager celui qui a gagné les élections ? Ceux qui, au contraire, se disent qu’ils peuvent faire une bonne affaire en brossant le vainqueur dans le sens du poil ?
Si Trump avait été condamné pour son implication dans l’insurrection du 6 janvier, tout le monde lui serait tombé dessus et se serait disputé sa dépouille. Mais même les juges impliqués savaient qu’il pouvait redevenir président. Qu’il utiliserait son pouvoir pour punir toute personne impliquée dans sa condamnation. Il était moins risqué de soutenir Trump que le contraire. La majorité des gens, même les plus puissants, surtout les plus puissants, sont des moutons terrorisés par le bâton et à l’affut de la moindre petite carotte.
Les seuls qui peuvent s’indigner sont celleux qui ont un sens moral fort, qui n’ont rien à perdre, qui n’ont rien à gagner, qui ont la force et l’énergie de s’indigner, le temps pour le faire et les réseaux pour se faire entendre. J’insiste sur le « et » logique. Il faut que toutes ces conditions soient remplies. Et force est de constater que ça ne fait pas beaucoup de monde.
Surtout quand on réalise que ce « pas beaucoup de monde » est majoritairement peuplé d’idéalistes qui ne veulent pas croire que la personne en face puisse être à ce point dénuée de sens moral et de scrupule. Alors, comme des crétins, ils tentent de se faire entendre… sur X ou sur Facebook, des plateformes qui appartiennent à ceux qu’ils cherchent à combattre.
Celleux qui se plaignent sur ces plateformes ont l’impression d’être actifs, mais ils sont algorithmiquement enfermés dans leur petite bulle où iels n’auront aucun impact sur le reste du monde.
« Bon » et « bête » ça commence par la même lettre. On a ce qu’on mérite. Le simple fait d’avoir gardé un compte sur X après le rachat par Elon Musk était un vote virtuel pour Trump. Tout le monde le savait. Vous le saviez. Vous ne pouviez pas ne pas le savoir. C’est juste que, comme un bon consultant McKinsey, vous vous disiez que « ça n’était pas si grave que ça ». Qu’ « il y a des règles, non ? ». Si vous me lisez, vous êtes, comme beaucoup, une bonne personne et donc incapable d’imaginer qu’Elon Musk puisse avoir simplement et très ouvertement manipulé son réseau social pour favoriser Trump.
Mais il n’est jamais trop tard pour réagir. Le 1er février est annoncé comme le « Global Switch Day ». Vous êtes invités à migrer de X vers Mastodon.
=> Le 1er février, migrez de X vers Mastodon
Mastodon qui devient une fondation. Ça fait plaisir de voir qu’Eugen, le créateur de Mastodon qui tout un temps s’enorgueillait du titre de « CEO de Mastodon » se rend compte que cette pression est énorme, qu’il ne joue pas dans la même cour et que Mastodon est un bien commun. En se faisant appeler « CEO », Meta le flattait pour obtenir sa coopération. Eugen semble avoir compris qu’il se perdait. Excellente interview de Renaud, développeur Mastodon.
=> Quitter X, mais pour Mastodon ou BlueSky ? (basta.media)
Thierry Crouzet fait la comparaison avec les résistants.
=> Le technofascisme est-il une fatalité ? (tcrouzet.com)
En parallèle, Dansup développe Pixelfed, qui ressemble à Instagram. Ce qui est génial c’est que vous pouvez suivre des gens sur Mastodon depuis Pixelfed et vice-versa (enfin, en théorie, faudra qu’on en reparle, car, depuis Pixelfed, vous ne verrez pour le moment que les messages Mastodon contenant une image, j’espère que ça évoluera).
Pixelfed a attiré tellement de gens dégoutés par Meta (propriétaire d’Instagram) que Dansup s’est vu assailli par les investisseurs désireux de mettre des sous dans son "entreprise".
=> Le 1er février, migrez de Instagram vers Pixelfed
Dommage pour eux, comme Mastodon, Pixelfed est un bien public. Il est et sera financé par les dons. Dansup lance d’ailleurs une campagne Kickstarter :
Lors de mon examen, la plupart des étudiants ont eu des questions sur le Fediverse ou sur Signal. Ce qui m’a permis de sonder leurs utilisations des réseaux sociaux et messageries. Fait marrant : ils sont tous sur des réseaux où ils pensent que « tout le monde est ». Mais, sans communiquer entre eux, ne sont pas d’accord sur quel est le réseau où tout le monde est. J’ai eu des étudiants qui ne jurent que par Instagram et d’autres qui n’ont jamais eu de compte. J’ai eu un étudiant qui est sur Facebook Messenger et sur Signal, mais n’a jamais éprouvé le besoin d’être sur Whatsapp. À côté de lui, un autre étudiant n’avait tout simplement jamais entendu parler de Signal. Il n’y a que Discord qui semble faire l’unanimité.
Celleux qui utilisaient Signal disaient tou·te·s qu’iels regrettaient que Signal ne soit pas plus utilisé. Et bien, le 1er février, c’est l’occasion !
=> Le 1er février, migrez de Whatsapp vers Signal
Alors, c’est peut-être le moment d’arrêter de jouer au bon petit consultant McKinsey ! Surtout si vous n’êtes pas payé pour ça…
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